Le voyage d’Oregon

Le voyage d'Oregon

Aujourd’hui, je vous emmène à la (re)découverte de mon album fétiche, celui que j’avais déjà présenté lors mon épreuve de littérature de jeunesse au CRPE (quoi, déjà 10 ans ?!!!)

Le voyage d'Oregon

Si vous êtes des lecteurs assidus, ce ne sera pas un secret pour vous : Rascal est de loin mon auteur préféré ! Et c’est son univers que je vous fais visiter. Et une fois de plus, ce qui m’a séduit dans cet album, c’est le double niveau de compréhension  de l’histoire.

Le voyage d'Oregon

L’histoire, c’est celle de Duke, un clown qui partage l’affiche d’un cirque avec l’ours Oregon. Un soir, Oregon prend la parole : « Conduis-moi jusqu’à la grande forêt, Duke. » S’ensuit alors une traversée des Etats-Unis d’est en ouest sans un sou, d’abord en bus, puis en stop et dans un train de marchandises, pour finir à pied. Duke tient parole et leur voyage se finit dans les montagnes d’Oregon, au cœur de la forêt enneigée.

Le voyage d'Oregon

Mais si l’histoire se limitait à cela, elle aurait un intérêt, certes, assez limité. Car pour comprendre cette histoire, il faut s’apercevoir qu’il s’agit d’un texte proliférant.

Le voyage d'Oregon

Comme à son habitude, Rascal a placé une épigraphe en bord d’œuvre, comme un indice qui nous monterait la voie afin d’accéder à la compréhension de l’histoire. Ici, il s’agit d’un poème de Rimbaud. Rien qu’à leur lecture, ces vers sont une invitation à la rêverie, au voyage, à l’errance, une quête du bonheur simple que l’on souhaite retrouver. L’appel de la nature est puissant et les biens matériels deviennent dérisoires.

Epigraphe

Une lecture superficielle du Voyage d’Oregon ne permet pas de remarquer le départ de Duke du monde civilisé vers la nature, ni même de relever qu’il s’est débarassé de ses derniers biens : « Il me restait deux dollars oubliés au fond d’une musette. J’en ai fait des ricochets sur la Platte River ».
Dès cet épigraphe, Rascal nous met sur la voie d’un désir de retour vers la nature, l’envie de se débarrasser des biens matériels.

Le voyage d'Oregon

Est-ce suffisant pour avancer que le genre littéraire de cet album est un road-movie ? Pas tout à fait, un petit détail vient apporter une nuance : l’essence du genre semble résider dans l’errance, ce qui n’est pas le cas de Duke. Lui a un but, même s’il n’en a pas encore conscience.

 Le voyage d'Oregon

La première des références que Le voyage d’Oregon nous rappelle est celle de Jack Kerouac et de son roman autobiographique Sur la route, fondateur de la Beat Generation. Il s’agit d’un mouvement littéraire apparu dans les années 1950 qui « revendique un esprit de liberté en révolte contre l’hypocrisie morale de l’Amérique bien-pensante ». Kerouac a caractérisé ce mouvement comme une révolte contre-culturelle au sein d’une Amérique conformiste et bien pensante.
Sur la route est une ode aux grands espaces, à l’épopée vers l’ouest des personnages (comme le périple de Duke), à la découverte de rencontres et de mondes nouveaux afin de ne pas se laisser enfermer dans une vie trop étriquée, quitte à rompre toutes leurs attaches.

En 2012 est sorti une adaptation du roman de Kerouac :

Il existe bien un parallèle entre la Beat Generation et Le voyage d’Oregon. Duke cherche bien à fuir un monde dans lequel il se sent profondément mal. Il va partir à la recherches de grands espaces, quitter le cirque qu’il a toujours connu afin de démarrer une nouvelle vie.
Pour boucler la boucle, on peut noter que Kerouac a été inspiré par Rimbaud, qu’il a beaucoup lu. Il a même écrit une biographie de ce poète.

Le voyage d'Oregon

Le voyage d'Oregon

Cette illustration évoque sans équivoque la peinture Champ de blé avec corbeaux de Van Gogh. Il s’agit de l’illustration de la couverture de l’album, mais elle a été inversée. En effet, sur la couverture, les personnages se dirigent vers la droite, comme pour nous inviter à entrer dans le livre, alors qu’ici ils marchent dans l’autre sens, pour montrer le voyage d’Est en Ouest qu’ils sont en train de réaliser.

On notera que Duke partage également la couleur de cheveux du peintre. Peut-être existe-t-il d’autres liens entre le peintre et cet album, mais je ne les ai pas décelés.

Le voyage d'Oregon

Le voyage d'Oregon

J’ai également pu lire (mais j’avoue être un peu sceptique) que cette illustration de l’album serait inspirée du tableau Gas, d’Edward Hopper. Cela aurait du sens, mais le cin d’oeil me semble peu visible. D’apès Wikipedia, dans les oeuvres de Hopper, « le spectateur est frappé par l’absence d’êtres humains dans ces paysages qui sont comme désertés, mais traversés par une route (Route dans le Maine, 1914) ou une voie ferrée (Passage à niveau, 1922-1923 ; Coucher de soleil sur voie ferrée, 1929). Ces lignes évoquent le voyage, le temps qui passe ou encore marquent une séparation entre civilisation et nature. »

A ce moment-là de l’histoire, Duke va réaliser sa dernière rencontre de l’album, avant de s’enfoncer dans la nature profonde.

Ces références permettent de percevoir le ton de l’album, l’ambiance dans laquelle nous nous plongeons, les aspirations inconscientes des personnages et le message de l’auteur.

 Le voyage d'Oregon

Le voyage d'Oregon Que savons-nous de Duke ? C’est un clown nain, et encore, son nanisme n’est pas si simple que cela à déceler en se basant uniquement sur le texte. Ce sont les illustrations qui nous apportent cette information.

Et encore faut-il mettre son physique et son métier en lien. C’est parce qu’il n’assume pas son physique hors-normes qu’il se grime. C’est d’ailleurs lui qui nous le dit, au détour d’une conversation avec Spike, l’une de ses rencontres.

« – Pourquoi gardes-tu ce nez rouge et ce masque blanc ? m’a demandé Spike. Tu n’es plus sur la piste d’un cirque.

-Ils me collent à la peau. Ce n’est pas facile d’être nain… »

Ces quelques lignes permettent de comprendre le noeud du malheur de Duke. Il ne s’accepte pas tel qu’il est et se cache derrière un métier et un masque.

Le voyage d'Oregon

 Sa petite taille avait déjà été annoncée un peu auparavant, lorsqu’il était dans sa roulotte. Comme but pour son voyage, il nous parlait de rencontrer Blanche-Neige, la seule femme de légende dont puisse rêver un nain. Le clin d’œil à ce conte est peut-être plus présent qu’on ne l’imagine.

Le voyage d'Oregon

On y reviendra après, mais il n’est pas interdit de penser que Duke mélange les pronoms personnels en nous racontant son récit. « SA place » pourrait alors être « MA place parmi les MIENS, au fond d’une belle forêt d’épicéas ». Peut-être rêve-t-il donc, « comme dans les livres pour enfants », de trouver sa place dans une histoire ?

Aussi, au début de l’histoire, Duke nous fait plus penser à un enfant qu’à un adulte. Il se blottit derrière les rideaux pour perdre son trac, il utilise l’ours comme oreiller, il nous parle d’ours en peluche et de livre pour enfants.

Son voyage est également réalisé sans argent, par des moyens de traverse, comme le ferait un enfant.

Voici l’illustration qui montre le moment où Oregon demande à Duke de le ramener dans sa forêt :

 Le voyage d'Oregon

Le point de vue de cette image n’est pas anodin : Louis Joos, l’illustrateur, nous place à l’intérieur de la cage d’Oregon. Nous voyons donc Duke derrière les barreaux. Qui est donc prisonnier ? Cette demande, si encore elle a bien eu lieu, est l’excuse dont avait besoin le clown pour briser les barreaux de son inconscience et prendre sa vie en main.

Mais donc, pourquoi ce voyage ? On résume :

1° Duke raccompagne Oregon dans ses montagnes. Il est bien sympa, mais ça a beau être une histoire, ce n’est pas un conte de fées non plus ! Faudrait être vraiment « Simplet » pour se lancer dans un tel périple pour cette raison.

2° Trouver Blanche-Neige. Sur ce point, il a réussi. La dernière illustration nous montre Duke qui s’en va en marchant dans les « blanches neiges ».

3° Une quête inconsciente en vue d’une acceptation de soi. Le voyage est double : géographique d’une part, et spirituel de l’autre.

Le voyage d'Oregon

Penchons-nous sur la fin du récit.

« Oregon en Oregon ! J’ai tenu ma promesse… »

Le voyage d'Oregon

Après avoir achevé son périple, Duke abandonne Oregon dans ses montagnes et s’en va.

« Dans le matin blanc, je partirai le coeur léger et la tête libre ».

On aperçoit au passage qu’il a déposé, viré, qu’il s’est débarrassé de son nez rouge, celui qui lui collait à la peau. Cette illustration est pleine de douceur, de calme, de sérénité. Elle n’est pas non plus sans nous rappeler le cowboy solitaire qui poursuit son errance (mais non, ce n’est quand même pas un road-movie !).

Le voyage d'Oregon

Au passage, on remarque de Duke a repris une marche dirigée vers la droite, et non plus la gauche comme pendant une majorité de l’album. Il avance de nouveau, dans le sens de la lecture, vers l’avenir ! D’ailleurs, dans l’extrait que je cite, Duke utilise le futur alors que tout le reste de l’album est au passé. Il y a donc une nouvelle dynamique en marche, il est au début d’un nouveau commencement. Aussi, tout ce blanc est signe de renouveau, de renaissance pour ce personnage. Si on connait un peu Rascal, on sait que la symbolique des saisons est très forte dans plusieurs de ses oeuvres (comme Moun, Pied d’Or ou La route du vent). L’hiver y symbolise souvent la fin, la mort. C’est le cas pour l’ancien clown, celui qui ne s’acceptait pas. Ce temps là est révolu. La fin de cet album peut donc être lu comme l’achèvement de Duke (le clown) et l’avènement de Duke (l’homme).

Le voyage d'Oregon

L’ambiguïté de cette oeuvre est de savoir si Oregon est un vrai personnage de cette histoire. C’est une remarque que je me suis faite et je pense qu’elle est bien fondée. Je suis persuadé qu’Oregon est en fait une allégorie de la conscience de Duke. Je m’explique :

Tout d’abord, le genre littéraire. :cet album se situe dans un univers tout à fait vraisemblable. Ce n’est pas un conte de fée, pas plus que du Fantastique. Mis à part la prise de parole (unique !) de l’ours, rien d’invraisemblable ne se produit.

Oregon demande à Duke de le mener dans sa forêt, ce que le clown exécute. Mais au cours de leur voyage, ils traversent les champs et dorment à la belle étoile, certes, mais font aussi de nombreuses rencontres, dorment dans un motel, prennent le bus, font du stop, montent dans un train de marchandises en marche et ce sans que cela ne questionne ni ne fasse réagir qui que ce soit que le personnage soit accompagné d’un ours. Ça ne choque personne ? 😛

Le voyage d'Oregon

Il est donc tout à fait permis d’envisager que Duke ait imaginé Oregon comme un prétexte à sa prise de conscience, le déclic dont il avait besoin pour se lancer dans se voyage.

Edit : j’ai eu l’immense joie de croiser Rascal sur le Salon de la Littérature de jeunesse 2017, à Montreuil, et je lui ai posé la question. Et donc non, Oregon est tout droit sorti de l’imagination de Duke. J’avais donc raison !!! 😀

Le voyage d'Oregon

On l’a abordé, Duke a décidé de fuir l’univers du cirque dans lequel il était enfermé. Enfermé dans un rôle, dans un costume, derrière un masque dont il n’arrive pas à se détacher. Il veut quitter cet univers de l’artifice et son voyage est un retour progressif vers la nature. Il quitte également la mégalopole au sein de laquelle l’Homme est omniprésent (et pas dans le meilleur sens du terme). On sent l’air irrespirable qui se dégage de cette illustration ! Le cadre est oppressant.

Le voyage d'Oregon

Le voyage d'Oregon L’illustration ci-dessous illustre parfaitement le monde auquel Duke a décidé de renoncer : celui de la sous-culture de masse. Les trusts de la consommation de masse son présents : le Coca, le hamburger et les westerns.

On peut pousser la réflexion en imaginant le cow-boy comme le symbole de la toute puissance de l’Homme sur la nature, qui nous rappelle que la conquête de l’Ouest a été faite en soumettant par la force la  nature et les peuples hostiles.

Le voyage d'Oregon Au fur et à mesure de l’histoire, les personnages fuient la modernité.  On voit d’ailleurs la nature reprendre ses droits dans l’univers de nos personnages, à l’image de cette Chevrolet envahie par l’herbe.

On peut noter au passage que l’itinéraire d’Est en Ouest marque aussi le sens inverse du sens de lecture. Peut-on y voir un retour en arrière, un retour aux sources ?

Aussi, au fur et à mesure du voyage des personnages, les contacts humains se raréfient progressivement, les compagnons de routes sont de moins en moins nombreux : du bus à l’auto-stop, de l’auto-stop au train de marchandises, pour finir solitaire et à pied.

Le voyage d'Oregon

Pour finir, on pourra aborder une réflexion sur les couleurs présentes dans les illustrations, et noter une opposition entre le noir/rouge et le blanc/jaune. Le noir, comme le rouge, sont chargés de malheur et illustrent la détresse et les causes de la fuite. Ils sont chargés d’aspects négatifs, tandis que le jaune réconfortant, chaleureux et le blanc pur sont là pour évoquer le bien-être retrouvé petit à petit.

Le voyage d'Oregon

D’ailleurs, le masque de clown que porte Duke tout au long de cette aventure illustre cette dualité : le nez rouge sur fond blanc. Pendant toute l’histoire, Duke va fuir le noir et le rouge : le chapiteau, Pittsburgh et son ciel de suie, les usines, la Chevrolet (vestige de l’industrie et symbole de la consommation) pour aller vers le jaune : les blés, les arbres gorgés de miel, le ciel au dessus des Rocheuses. Et à la fin de l’histoire, Duke renaît en se détachant de son nez, la dernière marque de rouge qui était indélébile jusque là.

Si cet album vous intrigue, vous séduit, si je vous ai donné envie de vous y plonger, voici une exploitation :

Le voyage d'Oregon

Et si vous voulez faire découvrir à vos élèves l’univers de Rascal et ses textes réticents et proliférants, je vous invite à lire cet article.

16 pensées sur « Le voyage d’Oregon ! »


  1. Djoum
    dit :

    J’adore cet album 😉 Je n’avais jamais imaginé que’Oregon n’existait pas… Mais ça parait tellement logique… Je file le relire 😉


  2. OlivierI
    dit :

     Faudrait poser la question à Rascal !


  3. MultiK
    dit :

    C’est sans doute mon album préféré, et en lire l’analyse me fait presque pleurer!! Merci !! Je l’ai étudié avec mes CM il y a 3 ans, je vais bientôt pouvoir recommencer … Chouette !!!


  4. crevette06
    dit :

    J’adore tes analyses d’albums… Un grand merci et recommence quand tu veux… :p


  5. BigBoom
    dit :

    L »analyse que tu fais de cet album est très intéressante et riche. Nous avions monté cet album en pièce de théâtre il y a quelques années, te lire me rappelle de bons souvenirs…
    Merci pour ce partage!


  6. OlivierI
    dit :

    Merci Crevette et BigBoom ! Bonnes vacances à tous !

  7. mimides garrigues
    dit :

    Je suis maîtresse de Cp mais très emballée par ton interprétation de l’histoire qui me semble tout-à-fait  bien sentie et juste.  Il est évident que cet album   constitue réellement une oeuvre littéraire avec tous les  possibles qu’une oeuvre véritable est capable de proposer au lecteur. En tout cas merci de la lecture que tu en donnes, ce fut très agréable de te lire.


  8. OlivierI
    dit :

    Mais de rien Et pour moi, ça a été un plaisir de lire ton message également !


  9. Xi’an
    dit :

    Merci pour cet article que j’ai lu sans idée préconçue de faire travailler mes élèves sur cet album.
    Ta description de l’histoire m’a conquise, m’a permis de m’évader quelques instants dans les pas de Duke, un vrai moment d’évasion et de recherche intérieure su sa propre identité.
    Merci !


  10. Azraelle
    dit :

    Je suis impressionnée par ton analyse! Je trouvais déjà cet album tellement riche et je me rends compte qu’il l’est encore plus que ce que je pensais.
    Moi je  propose aussi une comparaison de « Sensations » de Rimbaud avec « Demain dès l’aube » de Victor Hugo. (piste donnée à l’IUFM) Comme je l’ai écrit quelque part sur mon blog, on peut même élargir en proposant une écoute de la composition d’Anne Sila qui est une pure réussite.
    Ton analyse me parait tout à fait pertinente, même si après plusieurs années de lecture de cet album en classe, je ne m’étais jamais imaginé qu’Oregon puisse ne pas exister…
    C’est tout à fait intéressant et à réfléchir!
    Azraelle


  11. OlivierI
    dit :

    Merci les filles !


  12. Craie hâtive
    dit :

    Wahou ! Quelle analyse complète ! Bravo pour ce beau travail 🙂


  13. OlivierI
    dit :

  14. MALILUNO
    dit :

    j’arrive de chez crevette qui t’a choisi comme coup d’coeur! tres chouette article!!


  15. Ermeline
    dit :

    Magnifique travail! J’adore ta manière de travailler les livres « au corps »!


  16. OlivierI
    dit :

    Merci les filles !

Comments (3)

  • Littérature : que faire et comment l’enseigner ? – zil et compagnie19 décembre 2016 at 21 09 56 125612 Répondre

    […] Le voyage d’Oregon […]

  • Geneviève7 novembre 2018 at 16 04 32 113211 Répondre

    Merci pour cette analyse ! J’étudie la version allemand « Oregons Reise » avec mes CM bilingues en Alsace et je vois maintenant certes choses différemment. Je vais le relire de ce pas avec un autre œil.

    • ziletcompagnie10 novembre 2018 at 18 06 33 113311 Répondre

      Avec plaisir ! Il m’a aussi fallu pas mal de lectures pour affiner la compréhension. C’est en aussi en connaissant l’univers de Rascal, et ses niveaux de compréhension qu’on commence à chercher plus loin dans ses histoires

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